Bruno Pulga (1922 - 1993)

Fragments de nature 
par Sylvio Acatos

Depuis le milieu des années 50, l'Italien Bruno Pulga ne cesse de dessiner et de peindre des visages qu'il métamorphose peu à peu en des « paysages », c'est-à-dire en des foisonnements végétaux sans fin. Constance et obstination d'une démarche qui, avant tout, traduit un état intérieur : le regard posé sur la nature- ses processus saisonniers de prolifération -transforme celle-ci tout en l'interprétant d'une manière à la fois très rigoureuse et très lyrique. 

La transformation est d'ordre totalement plastique ; jamais nous ne quittons le monde pictural des formes autonomes. L'interprétation est de type contemporain : la partie rend compte du Tout.

Feuillages, visages... Tout procède chez Bruno Pulga d'un même principe vital, d'une même fluidité organique, celle qui définit un ordre au service d'une finalité naturelle, celle de l'expansion. L'art, ici, est l'art de la prédation du vide. La matière du monde - les multiples superpositions des couches de différentes couleurs - se nourrit d'elle-même, s'autogénère, s'auto-organise, enfin s'autojustifie. Ici, l'acte de peindre ne témoigne que de lui seul, de même que les processus naturels ne témoignent que d'eux-mêmes : nul animisme, nulle représentation, nulle figuration « humaniste », mais bien toujours un réalisme au sens total du terme, certes tiré de l'observation attentive de la nature, mais surtout ensemble de formes sécrétant leurs propres lois dynamiques de croissance permanente.

Jusque dans les années 70, les peintures de Bruno Pulga sont des compositions empâtées, qu'on peut ranger, par commodité d'étiquetage, dans le large registre de l'abstraction informelle lyrique. Les visages, dessinés ou peints, qui sont à l'origine de toute la démarche picturale de l'artiste bolonais, sont de touche plutôt expressionniste. Vers la fin des années 70, la vision figurativement allusive culmine dans ce qu'on peut appeler la veine d'un expressionnisme organique : la couleur et elle seule détermine l’architecture des compositions et fait naître les frémissements prolongés des formes végétales rayonnantes. A travers celles-ci, parfois, peuvent se deviner quelques traits d’un visage…

L’homme demeure au centre d’une somptueuse inextricabilité. Il a la position privilégiée du regardeur, de l’observateur, mais aussi de celui qui, dans la nature, en faisant partie intégrante, est piégé par elle : l’objectivité est un leurre. Position einsteinienne par excellence.

Rarement on aura traduit, par des moyens picturaux, la situation existentielle et la position de l’homme scientifique moderne d’une manière aussi exaltante et aussi persuasive : une simplicité irriguée par la répétition obsédante, quasi rituelle, sinon liturgique d’une façon de progresser, d’enrichir la toile de touches successives, de couches superposées – chaque toile possède entre vingt et trente d’entre elles. Ce qui compte finalement dans ces œuvres, c’est moins ce qui est peint que la manière dont cela est peint : accumulations, ajouts, épaisseurs qui donnent la tonalité dernière, générale, qui émerge peu à peu non pas du mélange des couleurs, mais de leur progressive élévation, d'une couleur pure à une autre. Cette manière - une manière d'ailleurs qui relève bien de la tradition italienne qui a toujours su allier matérialité et effets coloristes dépourvus de tout esthétisme - exprime la matière des choses. C'est-à-dire la matière du réel, la matière même de chacune de ses parties, comprise comme élément à la fois unique et multiple - au sens formulé dans l'ouvrage désormais classique du physicien Werner Heisenberg, « La Partie et le Tout» (Albin Michel, Paris, 1972): « Comprendre signifie sans doute d'une façon tout à fait générale: être en possession de représentations et de notions qui permettent de reconnaître un grand nombre de phénomènes comme liés entre eux de façon cohérente, ou encore de saisir ces phénomènes. Notre pensée se rassure une fois que nous avons reconnu qu'une situation particulière, apparemment chargée de confusion, ne constitue qu'un cas particulier d'un phénomène plus général et, comme tel, plus simple à formuler : La réduction de ce qui est nombreux et divers à ce qui est général et simple, ou encore - comme auraient dit les Grecs – du multiple à l'unique, constitue ce que nous désignons par le mot comprendre ».

La matière non seulement comme réceptacle de la vie, mais créatrice de la vie. Toute vie organique naît de l'inorganique- le développement prodigieux des sciences de la biologie le montre de plus en plus. Toute l'œuvre de Bruno Pulga, et ce depuis ses débuts, en 1955-1956, est également ce chant hautement lyrique qui magnifie la matière de chaque peinture, et c'est celle-là qui donne vie à l'infinie variété des formes signifiantes, résumés plastiques de l'infiniment petit comme de l'infiniment grand.

Au cours de son élaboration, la peinture se charge de spiritualité : c'est l'esprit des formes tel que le grand Henri Focillon l'a défini. Les titres parfois plus précis des œuvres - Paysage ou Tête dans les années 50 à 60, Entrelacs dans les années 70, Lumière-nature ou Explosion ou encore Strates de la mémoire dans les années 80 - attestent bien l'intention qui préside à la création de chaque peinture : la matière et rien qu'elle est porteuse du réel physique el spirituel. C'est-à-dire des espérances humaines.

Bruno Pulga pourra sans doute être considéré comme l'un des grands coloristes de la fin du XXe siècle. Non pas parce qu'il aura su marier avec subtilité et force les couleurs, mais parce qu'il aura compris que la couleur ne devient signifiante que lorsqu'elle devient forme. De chaque partie dépend le grand Tout. Chaque composition est un ensemble organisé de couleurs, architecturées par des relations formelles précises, suggestives, sensuelles qui construisent le Tout : la couleur est ossature de l'œuvre et celle-ci est alors l'authentique résumé de la nature métamorphosée par l'homme, infime partie de la nature, seul capable d'accéder à la synthèse par la conscience. L'esprit des formes, ce n'est pas autre chose que la matière réconciliée à la perception aiguë du réel. 

Sylvio Acatos

Bruno Pulga - Volti - exposition à La Frange du 29.04 au 25.07.25

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